Les sociétés hypermodernes exacerbent la nécessité de s'affirmer comme individu autonome pour se conformer à l'idéologie de la réalisation de soi-même. Beau paradoxe puisque chacun doit cultiver son identité personnelle en se conformant à l'injonction d'être un sujet responsable de lui-même, de ses actes, de ses désirs, de son existence sociale.

Mais que signifie vouloir être soi-même?

  • L'étude sociologique du sujet nécessite de prendre en compte différentes dimensions: le sujet social (sa capacité de subvenir à ses besoins, son autonomie, son existence sociale, son travail, sa place, son indépendance);  le sujet existentiel qui s'affirme face au désir de l'autre; le sujet réflexif qui s'autorise à penser par lui-même; le sujet acteur en confiance de sa vie; ces dimensions renvoient. à une complexité plus vaste encore: l'univers global de la société; celui de l'inconscient ; celui de la réflexion et celui de l'action.
  • Nous sommes en lien avec notre environnement; c'est donc le social qui induit la conscience de ce qui est désirable; tout appartient au monde des échanges affectifs, symboliques ou marchands.
  • Pour Sartre, nous sommes des êtres de désirs et notre désir est un désir d'être qui s'exprime à travers des milliers de désirs concrets qui constituent la trame de notre existence. Ainsi, on ne nait pas sujet on le devient en permanence. Le sujet se révèle dans le dépassement qui seul affirme la possibilité de la liberté. La question se pose alors de savoir comment l'individu fabriqué socialement peut-il advenir comme sujet?
  • Il y a d'abord socialisation, soit le processus de fabrication des individus qui tend à établir un accord entre les motivations individuelles et les postions sociales. Vient ensuite le processus de subjectivisation individuels et collectifs, chez Marx c'est le processus d'émancipation face à l'exploitation capitaliste. 3è processus la fabrication de certains individus. Mais en réalité, on ne peut pas dissocier la mémoire sociale de la mémoire individualisée. Tout est toujours en interactions et en ajustements de sorte qu'on ne peut réduire l'intériorité a du social incorporé…sans pouvoir non plus à l'inverse réduire l'individu à une entité en soi. Il est une entité bio-psycho-sociale non réductible.
  • La société produite des individus qui produisent la société, à travers une histoire, un milieu, un contexte, une éducation, des choix, des délires, etc.
  • Il existe des liens étroits entre l'identité individuelle et l'identité collective. Et chaque individu se caractérise par une multiplicité d'appartenances qui peuvent changer au cours de son existence.
  • Hier la personne s'identifiait au râle qu'elle jouait dans la société: aujourd'hui la préoccupation est individualiste; l'idéologie de la réalisation de soi-même s'est imposée de sorte que c'est à l'individu de construire sa cohérence dans le monde éclaté; il y a en conséquence tensions entre l'identité héritée (naissance et origines sociales), l'identité acquise et l'identité professionnelle.
  • Paul Ricoeur ajoute l'identité narrative qui atteste que la personne peut changer la façon dont son passé, ou les déterminismes, agit en lui.
  • Comme le sentiment de continuité du moi s'enracine dans la mémoire, c'est l'identité sociale qui en sera le plus sûr registre. Elle sera toutefois en lien avec l'identité narrative individuelle et sociale avec pour conséquence une construction permanente entre le factuel et la fiction.
  • Ce processus est appelé à se faire à travers une médiation, une remise en question des croyances, valeurs du système, d'abandon d'identifications obsolètes, etc. Il s'agit toujours de s'inventer face aux contradictions multiples qui peuvent mener à des identités négatives, meurtrières, oppositionnelles, stigmatisées ou réussies; elles seront forcément plurielles, complexes, porteuses de déchirement ou de contradictions, en demande de respect, de considération, de dignité, de liberté car l'être a besoin d'horizon pour exister dans le monde.
  • Freud va remettre en question l'idée d'un sujet pensant, créateur, cohérent, unifié, responsable et conscient. Tout se déroule pour lui entre éros et thanatos. La question rebondit entre l'intériorité (le développement psychique) et l'extériorité (le monde social) avec un sujet qui cherche à se faire, à advenir, à produire du sens et de la cohérence là où l'imaginaire, l'inconscient et l'irrationnel vont interférer eux aussi. Le sujet désigne plus un processus qu'une instance.
  • Il faut donc postuler un double Je social et psychique. Le sujet est lié à l'existence de l'autre dont il a besoin pour se penser. Un double rapport aussi à l'objet (ce par quoi le sujet vient à être comblé) et le sujet (le désir qui s'éprouve en tant que lieu du désir). La double illusion consiste à penser que le sujet peut se passer des objets, ou, à l'inverse, qu'il sont tout.
  • Le désir  lui est immuable: il pousse à la satisfaction. Sa connotation sera pour une part subjective mais il sera aussi lié à des offres sociales et institutionnelles qui permettent à ces désirs d'obtenir des formes socialement acceptables de réalisation.
  • L'autonomie du JE se vit dans la confrontation aux multiples contradictions : dans la capacité de mettre en questions (réflexivité), dans la pro-activité, la capacité de dire ce qu'il éprouve et d'éprouver ce qu'il dit, la reconnaissance de ses propres désirs face à ceux des autres, l'affirmation de soi et l'altérité conjuguées.
  • Le JE pose la question de l'assujettissement comme soumission ou comme libération. Thème qui va se poursuivre à travers la question de l'individuation via le singulier, le régulier, le remarquable ou l'ordinaire, des forces interpersonnelles ou déterministes qui débordent le moi. Avec la globalisation, il n'y a plus de vrai et de faux mais beaucoup de débordements pulsionnels, culturels et sociaux. La religion ne fait plus sens, la science n'est plus synonyme de progrès, la politique est décriée; le recours à la raison devient alors irrationnel ou paradoxale; l'individu ne peut plus fonder ses valeurs propres dans l'autonomie en hétéronomie avec les pressions sociétales. Tout s'effectue pour une bonne part à l'insu du sujet (volonté involontaire), dans le refus d'assujettissement et la volonté d'être. Le sujet advient dans la négation de ce qu'il est. Il lui faut rompre avec une partie de ce que l'histoire fait de lui pour se lancer dans le désir de faire société qui s'exprimera en affirmation de soi ou en inhibition.
  • Le sujet individuel et collectif peut être créateur et destructeur de vie. La tension entre le moi et l'idéal du moi peut conduire à la dépression. L'idéologie de la réalisation de soi-même renvoie à l'obligation de se faire une place, de réussir, ce qui charge cette tension. Quand elle s'emballe, le sujet peut, n'étant pas reconnu par ceux qui représentent le pouvoir, la notabilité ou la considération vouloir les détruire. Le sujet ne pouvant se réaliser du côté de l'Eros cherche une issue du côté du Thanatos, dans le refus d'être rien ou moindre et le désir de puissance.
  • Pour y échapper, le sujet a besoin de reconnaissance juridique, affective, sociale et cognitive (être reconnu dans sa compréhension de soi-même), qu'elles soient reconnues par d'autres.
  • Pour Paul Ricoeur, la souffrance est une impuissance à dire, à faire, à raconter, à s'estimer, donc une impuissance à s'affirmer comme sujet. Mais il y a danger dans le renoncement à penser, à choisir, à lutter, à prendre en compte son passé et son avenir en voulant vivre dans le présent pour ne plus se poser de questions.
  • La violence de survie annule toute humanité, toute parole, toute possibilité de partage de sens. Mais la torture pose un paradoxe radical: nous ne pouvons nous identifier aux tortionnaires sans devenir ce qui nous fait horreur; mais si nous coupons toute relation avec eux, nous devenons ce que nous condamnons! Quand on a vécu l'inacceptable, comment ne pas se sentir sali ou avili? L'avènement du sujet passe par la reconnaissance de ce qu'il a vécu, même si cela veut dire faire cohabiter le ciel et l'enfer et vivre le bonheur sur le fil du rasoir. Parfois, c'est entre résignation et révolte, orgueil et honte, soumission et refus, désir de vivre et l'envie de disparaître que le sujet puise au plus profond de lui le courage d'exister malgré tout.
  • Les sociétés hypermodernes poussent jusqu'au paradoxe la nécessité de s'affirmer comme singulier et autonome tout en nous obligeant à nous conformer à des codes sociaux normatifs stricts. Le sujet cognitif et le sujet du désir entrent en conflits, en tensions entre l'être humain et l'être en société. Dans le contexte de la sécularisation, c'est le sujet qui prend la place de Dieu comme créateur de son existence, comme producteur, entrepreneur, révélation de son moi intime, et non les institutions. En cette quête bornée, il y a risque de lourdeurs…