L'agressivité comme la violence sont des modes d'appropriation déguisés, des manières d'obtenir ce qu'on désire par la force, la ruse, le chantage, la manipulation, la séduction, le mensonge, la dette imposée, etc. C'est un consentement à nos pulsions narcissiques, sadiques ou masochistes souvent justifié par le dénigrement de l'autre au nom d'une idéologie, par intérêt ou appât du gain.

Un vieil indien Cherokee parlait ainsi à son petit-fils : « Une lutte est en cours à l’intérieur de moi, disait-il à l'enfant. C'est une lutte terrible entre deux loups. L'un est plein d'envie, de colère, d'avarice, d'arrogance, de ressentiment, de mensonge, de supériorité, de fausse fierté. L'autre est bon, paisible, heureux, serein, humble, généreux, vrai et rempli de compassion. Cette lutte a aussi lieu en toi, mon enfant, et en chaque personne. »

Le petit-fils réfléchit un instant et interrogea son grand-père :« Lequel de ces deux loups va gagner la lutte ?»

Le vieil Indien répondit simplement : « Celui que tu vas nourrir. »

La mimésis d'appropriation. 

René Girard note en premier lieu dans le comportement humain (et même animal) une dimension imitative, c'est-à-dire une volonté d'imiter son semblable. Cette mimésis est indispensable à l'homme pour être homme justement. Il apprend à parler, à marcher, à se conformer à des lois, à s'intégrer dans une culture. René Girard fait une distinction entre la mimésis d'apprentissage et la mimésis de rivalité, source de tous nos conflits.

La mimésis de l'antagoniste.

L'homme est gouverné principalement par ce que René Girard appelle le désir mimétique. C'est parce que quelqu'un d'autre désire un objet que nous désirons cet objet (primitivement femme, nourriture, territoire). " Seul l'être qui nous empêche de satisfaire un désir qu'il nous a lui-même suggéré est vraiment objet de haine. Celui qui hait se hait d'abord lui-même en raison de l'admiration secrète que recèle sa haine. Afin de cacher aux autres, et de se cacher à lui-même, cette admiration éperdue, il ne veut plus voir qu'un obstacle dans son médiateur. Le rôle secondaire de ce médiateur passe donc au premier plan et dissimule le rôle primordial de modèle religieusement imité. Dans la querelle qui l'oppose à son rival, le sujet intervertit l'ordre logique et chronologique des désirs afin de dissimuler son imitation. Il affirme que son propre désir est antérieur à celui de son rival ; ce n'est donc jamais lui, à l'entendre, qui est responsable de la rivalité : c'est le médiateur. (Mensonge romantique et vérité romanesque, Pluriel, p 24-25) ".

Cet aspect du désir mimétique peut prendre une forme réelle ou symbolique comme par exemple une idéologie, une imagerie, un discours véhiculé par la société. Cela peut se jouer aussi entre deux personnes car si la seconde a dans la tête un idéal d'homme ou de femme, elle préférera fuir la première et se réfugier vers une personne qui se conformera à son imagerie (ou l'imagerie en vogue) plutôt que de reconnaître son désir envers la première. Et là, la vanité va jouer un rôle immense dans cette non-reconnaissance du réel, d'autrui pour ce qu'il est, par rapport à la représentation, au modèle que l'on imite à notre insu. C'est en somme le mythe de Narcisse qui préfère rester amoureux de son image sans le savoir plutôt que d'aller vers Echo. Désirant ce même objet, une rivalité, un violent conflit s'instaure, menaçant la cohésion du groupe, ou la société toute entière. Ce conflit sera résolu par le sacrifice d'une victime innocente, un meurtre donc, c'est-à-dire quand deux ou plusieurs individus s'entendront pour désigner un seul et même coupable (personne ou ethnie) responsable de ce conflit. Cette victime passera pour sacrée, car elle est responsable du retour au calme aussi bien que du désordre. "Le sacré, c'est la violence. (Des choses cachées depuis la fondation du monde, p.49)" nous dit René Girard.

Ce qui pourrait sembler anecdotique éclaire la quasi-totalité des comportements individuels et collectifs (de la simple jalousie jusqu'à l'holocauste) et ceci depuis l'aube de l'humanité jusqu'à nos jours.

Les premières sociétés ont résolu ces crises mimétiques en prenant une victime innocente - un bouc émissaire- et en la chargeant de tous les maux et péchés du groupe puis en la sacrifiant. Progressivement, des simulacres ont remplacé les meurtres réels: ainsi sont nés les rites des religions primitives païennes. Si de nos jours, les hommes n'ont plus recours aux sacrifices rituels, ils se sont toujours entendu pour trouver des boucs émissaires (colonialisme, nazisme, stalinisme, la guerre en Bosnie...) et la violence n'a jamais cessé.

Selon René Girard, la civilisation, la culture humaine repose sur le meurtre, et sur le mensonge, sur la dissimulation de ce meurtre. Sans ce meurtre, l'homme ne se serait pas développé tel qu'il est. "On ne veut pas savoir que l'humanité entière est fondée sur l'escamotage mythique de sa propre violence, toujours projetée sur de nouvelles victimes. Toutes les cultures, toutes les religions, s'édifient autour de ce fondement qu'elles dissimulent, de la même façon que le tombeau s'édifie autour du mort qu'il dissimule. Le meurtre appelle le tombeau et le tombeau n'est que le prolongement et la perpétuation du meurtre. La religion- tombeau n'est rien d'autre que le devenir invisible de son propre fondement, de son unique raison d'être (Des choses cachées depuis la fondation du monde, p.244). " Autrement dit, l'homme tue pour ne pas savoir qu'il tue. "(...) Les hommes tuent pour mentir aux autres et se mentir à eux-mêmes au sujet de la violence et de la mort"(Ibid.p.243).

René Girard voit dans les mythes ce même mécanisme archétypal qui pousse les hommes à dissimuler leur violence.. "La volonté d'effacer les représentations de la violence gouverne l'évolution de la mythologie. (Le bouc émissaire, p.113)" Les textes mythologiques auraient été transformés successivement afin d'effacer leur origine violente, meurtrière. Il s'agit bien d'une censure. " ... derrière le mythe, il n'y a ni de l'imaginaire pur, ni de l'événement pur mais un compte rendu faussé par l'efficacité même du mécanisme victimaire, mécanisme qu'il nous raconte en toute sincérité mais qui est forcément transfiguré par ses conteurs qui sont les persécuteurs. (Quand ces choses commenceront, p.42-43)." Les persécuteurs n'étaient pas lucides; ils croyaient les victimes réellement coupables.

René Girard rapproche ensuite les textes de persécution des textes mythologiques. Il s'étonne que la lecture des textes de persécution se fasse sans problèmes, c'est-à-dire que l'on distingue en eux le processus victimaire et l'aveuglement vis-à-vis de ce processus qui ont poussé les auteurs à les écrire, mais que cette même lecture ne s'exerce plus en face d'un mythe. Prenons par exemple, le mythe d'Oedipe. Parce qu'il a tué son père et couché avec sa mère, les hommes rendent Oedipe responsable de la peste qui sévit dans la ville. Faux, écrit René Girard, les hommes ont besoin d'un bouc émissaire pour trouver une explication à cette peste. Oedipe est expulsé. Jusqu'ici, je ne connais pas de thèse plus pertinente et plus dérangeante que celle-ci.

Sa thèse fait état en Jésus d'un retournement de la violence mimétique qui marque la fin du règne de Satan en débusquant tous les mécanismes qui conduisent les humains à tomber sous sa coupe. Ce retournement induit un changement dans la tradition juive et d'abord dans la manière de considérer Dieu. L'homme est dédivinisé et dieu revictimisé, ce qui veut dire que le croyant retrouve la possibilité de l'innocence perdue par la volonté de connaître le bien et le mal, de savoir ce qui et bien pour lui. Le choix de Jésus de se faire la victime innocente pour en finir avec le recours au bouc émissaire constitue le dévoilement nécessaire au retour à l'innocence perdue. C'est ce que Satan ne pouvait prévoir, ce qui le fait tomber dans le piège dans lequel il était sorti triomphant puisque depuis toujours les humains finissaient par épouser le point de vue des bourreaux et par retomber – même après la catharsis de la violence – dans de nouvelles crises mimétiques. La relecture des disciples a mis fin à ce règne: désormais l'innocence – ou la catharsis sociale – ne peut plus être retrouvée dans le mensonge et la dissimulation, car Dieu lui-même a choisi de se faire victime innocente.

 

Il s'agira d'avancer vers la reconnaissance du poids de nos affects, nos pensées positives et négatives surtout.